Cette histoire à porter plus qu’à supporter

Voulez-vous savoir d’où vient cette paralysie des sens, indéfinissable mais bien présente, si déprimante, à vous clouer sur place ? Laquelle n’a jamais connu ce toboggan émotionnel, glissant d’une journée gaie et dynamique vers un lendemain morose et apathique et vice-versa ?

Tant qu’elle a été là, ma grand-mère me répétait qu’il existe trois types de femmes : les fanfanm’, celles qui attendent que leur soit porté ce dont elles ont besoin, celles qui ne savent pas faire par elles-mêmes, les « molles » disait-elle, celles qui n’ont pas envie d’apprendre tant il leur semble normal d’être protégées, choyées par un homme auquel elles pardonneront tout, dont elles accepteront tout, comme une juste rétribution de cette protection, ce cadeau de disposer d’une attention exclusive ou supposée telle. Les atou-fanm‘ ne reculent devant rien pour obtenir ce qui leur est nécessaire. La compromission n’ayant ni couleur ni genre, ni odeur, le tout est de parvenir, « d’y arriver ». « Tout » ne sera que débrouillardise dans un monde qui ne leur donne ni leur pardonne rien. Et la débrouillardise n’est pas un pêché. Enfin, il y a les femmes. Celles qui  ne flanchent pas. Celles pour lesquelles rien n’est plus important que la fierté d’être femme, d’être ce type de femme et le respect de ce corps de femme, de son sexe. Celles qui mènent une vie rangée, irréprochable. Celles qui savent rester à leur place de femme tout en menant leur barque. Celle qu’il convient d’être.

« Enfin, il y a les femmes… »

L’histoire a fait des femmes de là où je viens des rocs auxquelles on doit pouvoir s’amarrer. Elle en a fait des forces de la nature. Ce sont elles qui éduquent les enfants, afin qu’ils s’inscrivent dans un cadre qui ne leur laisse aucune place officielle, tout juste celle de potomitan, de poteau porteur. Qu’on ne croit pas pour autant, malgré ce classement qu’une femme actuelle pourrait juger indécent, que la sororité n’existait pas alors. Combien de fois la maladie, la mort ont accouché d’alliances, d’amitié solides entre compagnes et « maîtresses »  ? Combien d’épouses ont éduqué les enfants des « femmes du dehors » ? Combien de ces femmes ont raccompagné, rétabli, soutenu un homme égaré par l’alcool, la folie, les excès, vers son foyer ? La sororité existait. Elle ne portait pas de nom. Elles ne l’appelaient pas solidarité. Elles ne l’appelaient pas normalité. C’était la société. C’était ainsi.

Mémoire

Ce matrimoine m’a permis, en tant que maman célibataire, de toujours faire le choix de ma vie, de sa construction, de ma carrière sur celui de cet emportement amoureux, de cette folie passionnelle qui m’a toujours semblé – et me semble encore – absurde. Un chauffeur de taxi auquel j’affirmais ne pas l’entendre a ri, en m’expliquant que je n’avais jamais vraiment aimé. Peut-être a-t-il raison. Je ne crois pas. On m’a appris, presque programmé, à placer l’essentiel au-dessus de toute autre chose. L’essentiel étant ma famille, sa protection, son respect.

« L’amour et la fierté »

Mon histoire récente prouve même le contraire. Lorsqu’un amant, dont j’étais follement amoureuse, m’a expliquée que la fierté ne doit jamais l’emporter sur l’amour, je répliquai qu’en effet, mais que l’amour ne doit jamais détruire, la fierté notamment. S’il détruit, c’est qu’il n’a rien à faire dans votre vie. S’il détruit, c’est que ce n’est pas de l’amour.

Cette binarité-là aussi, je l’ai héritée de cette longue lignée de femmes fortes qui m’a précédée. Des femmes qui ont bataillées pour sortir de la misère financière et morale sans aucun système social, aucune assistance publique seulement leur force, leur fierté, cette fierté. J’ai hérité de ces femmes qui ont, très souvent, fait le choix des leurs, de leurs enfants, de la réalité, du pragmatisme plutôt que celui du romantisme. Ce ne ferait sans doute pas une belle poésie écrite de mains d’homme. Cela a produit des êtres solides, capables d’affronter la vie. C’est ainsi que l’histoire s’inscrit chaque jour dans mon présent.

Héritage

Ma grand-mère m’a enseignée que la force n’est pas l’apanage des hommes. La force n’est pas masculine. La force est le collier dont doit se parer toute femme digne de ce nom. La force, lorsqu’elle est trop visible, n’est pas attrayante chez une femme. En grandissant, en voyageant, j’ai vu des femmes fortes refuser de céder et terminer seules. J’ai vu des femmes fortes maquiller cette force comme elles maquillent tout ce qui convient de l’être – la fatigue, les rides, la trahison, les cors aux mains, les bleus à l’âme – pour être acceptées, entourées, épousées. J’ai compris qu’il convient de plier mais de ne jamais rompre. Les femmes doivent être des roseaux, des femmes-cannes, douces et sucrées et solides. Voilà la mémoire que je transporte, celle que nous sommes si nombreuses à transporter. En quoi elle empreint ma vie de tous les jours, je l’ai dit, dans mes choix, dans mes relations, dans mes amours et mes amitiés, dans la manière dont j’élève ma progéniture, dans mes doutes aussi, dans ces larmes que je conserve comme il convient, dans cette tristesse que j’ai appris à maquiller pour entretenir le collier, la parure.

Parure

Lorsque dans un post Instagram, Lou a exposé sa tristesse à sa communauté, arguant de ce qu’elle laissait ainsi s’exprimer la souffrance des femmes de son passé, cela m’a interpellée. L’héritage pouvait-il se vivre autrement qu’au travers de ces traditions, de cette éducation ? La trace de ces femmes imprègnent-elles plus intensément nos existences ? Ces moments de doutes, de tristesse, rassemblés dans un coin de mon être, de mon esprit, repoussés dans l’espoir que le souffle du quotidien les emporte au loin pouvaient-ils être de cet héritage également ? Avais-je le droit d’interroger ce matrimoine, de trier ce qu’il convenait de conserver, ce qui était nécessaire à la femme que je souhaite être, continuer de devenir, sans faiblesse, ni ingratitude ? Sortir de la binarité n’était-ce pas commencer à m’inscrire dans le présent ?

Cheminement

Comment traiter avec cette histoire riche et violente, passée et tellement présente, semblable à tellement d’autres tout en étant tellement caractéristique ? Selon Marie, thérapeute engagée dans ce cheminement personnel également, « nous vivons aujourd’hui un grand moment de notre humanité : une histoire de pandémie mondiale, avec une expérience de confinement, aujourd’hui de déconfinement. Ce confinement a un impact sur notre psychisme. Il nous ramène à cette mémoire de limites et aussi, par voie de conséquences, celle bien lointaine mais actuelle de ce qui est autorisée et ce qui est interdit. Qu’est-ce que cela évoque pour moi, déracinée dès l’âge de mes 16 ans ? » Comme moi, Marie est créole. Nos histoires sont à manier avec doigté. Lou accepte la sienne sans jugement, laissant le flux atavique la traverser. Cela dit, « j’en ai très rarement parlé avec ma famille. Lorsqu’un médecin a diagnostiqué un problème de santé, j’ai commencé à creuser le lien avec ces autres femmes. J’en ai discuté avec ma famille et j’ai été très surprise de découvrir qu’en plus de l’abandon, la souffrance ou la tromperie, il y avait eu des viols et même une femme vendue… ». Le leg qui en découle n’est pas toujours conscient. Il n’en devient pas moins réel. Naviguer dans cette inconscience, en accepter les tempêtes, les ravages, c’est réconcilier passé et présent. C’est assembler traces et héritage. C’est avancer vers soi. C’est une tonalité qui résonne juste. C’est une voie vers l’apaisement.

Dépassement

Une citation récemment lue sur Internet exprime approximativement cette idée : « Choisir de guérir nos blessures du passé, c’est éviter à nos enfants et aux générations suivantes d’avoir à les porter ». Lou ne ressent pas toutes ses émotions comme une connexion avec le passé. « En fait, je les accueille, sans les juger. J’essaie juste de les vivre en les intellectualisant le moins possible mais en y réfléchissant. Je me dis que finalement les émotions peuvent être toutes reliées à la fois au passé et au présent. Une émotion naît de ma perception d’une situation. Ma perception est colorée par mon histoire de vie, consciente ou inconsciente. Chacun.e, avec son expérience, façonne des lunettes. Ces lunettes colorent le regard qu’on a sur la vie et les émotions suscitées par ce regard ». Marie : « Ma mère ne pouvait faire l’éloge que des hommes. Elle ne souhaitait mettre au monde que des hommes car ils avaient plus de droits et de libertés. Elle a mené une carrière pour gagner sa vie, comme un homme. « Avoir » était important, nécessaire, vital peut-être: s’acheter Sa maison, Son frigo, Sa télévision, Ses bijoux en or, acquérir... », se souvient-elle…

Être et avoir

« Et dresser ses enfants afin qu’ils soient moralement irréprochables, comme les missionnaires puis la morale de l’école l’enseignait. Il fallait les battre, ses enfants, pour qu’ils obéissent, qu’ils respectent, les adultes », les règles, la loi « comme ses ancêtres avaient été battus, corrigés, violées. Bien sûr, je ne peux pas généraliser : dans cette histoire collective, il y a des histoires individuelles. Mais l’inconscient collectif en est imprégné. Nos cellules en sont impactées sur plusieurs générations. Toute nouvelle situation traumatique peut réactualiser cette mémoire, comme mettre au monde sa propre fille. Laisser circuler la vivacité de cette mémoire du corps, c’est commencer à apprendre à être, devenir responsable de cette nouvelle transmission où « avoir » et « être » se confrontent. C’est s’enrichir de nouveaux paradigmes – l’avancée de la science, par exemple – et choisir en conscience notre « être » dans « l’avoir », précise-t-elle dans un souffle…

A la différence de ma grand-mère, de ces femmes d’antan, nous avons le temps, l’espace et la distance pour la réflexion. Cela ne nous est pas seulement autorisé: cela nous est vivement conseillé.

Tout-Monde

Frantz Fanon a écrit «  chaque génération doit, dans une relative opacité, accepter sa mission ou la trahir ». Il a écrit encore : «  Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement (…) Il ne faut pas essayer de fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché. La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement (…). Pourquoi [dès lors] ne pas tout simplement essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler à l’autre ?».

Si en tant que femme créole, comme Edouard Glissant a défini la créolité – un Tout-Monde – quand afflue cet héritage, il est porteur de violences, de souffrances et de larmes, il est aussi – surtout, c’est dit – porteur de force. Il est source de fierté – il en a été question -, de verticalité. « La mondialisation demande un très long cheminement personnel ». Marie le dédie aux femmes. Ces conflits, ces confrontations, ces blessures du passé que nous acceptons de recevoir, de trier, nous pouvons, nous nous devons de les guérir. Mon matrimoine a fait de moi une femme qui ne transige guère mais aussi une femme empathique, qui comprend et accepte d’apprendre. « Trouver son unicité, son unité » résume Lou, se connaître vraiment, s’accepter profondément, intensément pour établir une relation saine avec soi et donc avec les autres.

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