Lorsque, pris par nos urgences, nous oublions de lever la tête pour regarder la diversité des existences, qu’il s’agit bien plus souvent d’apprendre que de savoir, sans doute passons-nous à côté de quelque chose. Est-ce le manque de ce quelque chose qui rend le quotidien si difficile ? Quel est ce quelque chose ? Est-ce la vie ? Est-ce le cœur ? Est-ce le Bien ? Est-ce si simple ?
Nadia travaille à La boutique Solidarité de Gagny depuis plus de vingt ans. Le temps – celui que l’on prend pour les autres, celui que l’on laisse, celui que l’on respecte – est au centre de son action.
« Les Boutiques Solidarité, c’est l’accueil de tous, l’accueil anonyme mais chaleureux, autour d’un café, pour une discussion, pour une douche, un peu de repos. C’est un lieu de parole, une adresse, une maison, celle peut-être que l’on n’a pas eue, un tremplin pour repartir avec de meilleures chances. (…) En créant les Boutiques Solidarité, nous avons eu les audaces que n’avaient pas les hommes politiques. Il y a à la fois des forces d’égoïsme et de la compassion dans la société. Il faut qu’il existe des initiatives privées, insolentes, qui dénoncent l’urgence pour que l’opinion puisse s’y intéresser et faire pression ».
Abbé Pierre
Si tu devais te décrire en trois mots, lesquels choisirais-tu ?
Citoyenne parce que citoyenne du monde.
Une Actrice sociale.
Une femme en mouvement.
Quel est ton rôle au sein de La Boutique solidarité de Gagny ?
Je suis éducatrice spécialisée en charge de la coordination de projets. Ils sont impulsés par l’équipe éducative, le service. Ce peut être une initiative extérieure telle celle imaginée par notre stagiaire de Polytechnique, Thomas. Il y a une partie interface avec les partenaires, de la prise en charge à l’aboutissement du projet, avec le soutien des équipes, des prestataires et des intervenants qui les nourrissent.




Comment fonctionne l’accueil de jour ? A quels besoins répond-t-il ?
La boutique Solidarité est avant tout un lieu de vie.
Nous recevons, des femmes, des hommes, des migrants, des personnes avec des fragilités psychiatriques. Toutes celles et ceux qui n’ont plus d’ancrage, plus de place dans la macro-société viennent ici. Ils se posent. Nous répondons aux besoins de base : la nourriture, l’hygiène. C’est un lieu où les personnes peuvent souffler, exister, se dire « ici, je peux parler. Il n’y a plus d’étiquette. Je ne suis plus anonyme. On m’appelle par mon prénom… ». Nous nous adaptons, en respectant la commande de l’État et nous assumons la proximité.
Quand les gens se sont posés, l’objectif est alors de faire émerger quelque chose, un désir de quelque chose, le désir d’être, d’exister. C’est déjà énorme. Le désir de faire, de se mobiliser. A partir du moment où la personne en devient capable, on se dit qu’il est peut-être possible d’impulser autre chose, d’engager une action.
Tu travailles à la Boutique depuis vint et un ans. Quelle évolution as-tu pu observer chez les publics que vous recevez, dans la manière dont ils sont pris en charge ?
Lorsque l’Abbé Pierre a eu l’idée des Boutiques Solidarité, il voulait que les publics qui sortent des hébergements de nuit le matin, de bonne heure, trouvent un accueil pour la journée, un espace de vie.
Quand ces lieux ont ouverts, on s’est rendu compte que l’on recevait des personnes de tous profils : à la rue, des jeunes, des moins jeunes, des retraités très précaires, des personnes qui viennent chez nous pour des raisons pratiques, parce qu’ils n’ont pas de machines à laver, pour faire des économies sur la facture d’électricité. S’il s’agit surtout d’hommes, souvent en errance, nous recevons en ce moment beaucoup de femmes âgées. Deux sont victimes du syndrome de Diogène. Elles n’ont plus d’eau, ni d’électricité.
Projet Porteur de paroles : échanges à l’école Polytechnique
« Cette rencontre a été imaginée et organisée par notre stagiaire, Thomas, autour de la problématique » Comment faire vivre la citoyenneté des personnes en situation de précarité ? »
En binômes, un accueilli/un polytechnicien, nous avons transformé leurs réflexions en affiches que nous avons placardées dans l’établissement.
Un moment magique. Plusieurs jours après, je ressens encore une émotion très forte ».
Les publics changent en fonction des décisions politiques.
Quand les frontières des pays de l’Est se sont ouvertes, nous avons accueilli un public nombreux originaire de ces pays. Quand les lits ont fermé en psychiatrie, nous avons reçu ce public-là.
Nous sommes un peu le réceptacle de ce qui a échoué dans les politiques économiques, sociales et migratoires, dans les institutions. Il existe des accueils spécialisés : pour les femmes victimes de violences, les personnes sans papiers. Nous en recevons beaucoup parce que les Boutiques proposent un accueil anonyme, inconditionnel. Nous voulons conserver un accueil global, généraliste, pour favoriser la mixité, servir de pont entre les individus et les institutions, maintenir le lien, répondre à toutes les demandes.

Lors d’un entretien téléphonique, tu me racontais que, de ton Maroc natal, tu n’imaginais pas que la précarité puisse exister en France. Doit-on, selon toi, parler de précarité ou de précarités ?
Il n’y a pas une précarité mais des précarités.
Après avoir vécu les deux expériences, voici ma lecture : dans les pays dits pauvres, la précarité est linéaire. Dans les quartiers où j’intervenais à Casablanca, les enfants étaient à la rue mais leurs parents étaient là. Il y avait toujours un retour quelque part. On sait qu’ils n’ont pas d’argent mais ils s’inscrivent dans la communauté et la communauté les prend en charge. Je ne dis pas que c’est bien. C’est le devoir de l’État de les protéger. Mais c’est comme ça. La personne précaire est respectée dans sa globalité, telle qu’elle est. C’est le pauvre du quartier, comme le fou du village.
En France, il y a des précarités : sociale, économique, sexuelle. Il y en a qui vivent toutes ces précarités à la fois, dans un pays dit riche. Ce qui m’a choqué, en arrivant, c’est l’évitement, les personnes qui passent devant d’autres personnes plus précaires sans les regarder. Lorsque j’étais élève, enfant, on parlait beaucoup d’Égalité, de Fraternité, de Droits de l’Homme, de Démocratie. Nous vivions un peu en dictature, des frustrations politiques, la pauvreté était subie, acceptée, intégrée. Mais ici ? Pourquoi ? Il y a quelque chose qui s’articule mal.

Le temps semble être au cœur de votre action : celui que l’on prend pour l’autre, celui que l’on laisse, celui que l’on respecte. Comment concilier le temps parfois long de l’autre aux temps souvent courts de l’époque ?
C’est une gymnastique que l’on acquiert en travaillant avec ce public.
Il y a le temps des institutions, celui des financeurs : on doit rendre des dossiers, de plus en plus de grilles d’évaluations, de dispositifs différents pour gérer l’exclusion sociale. Et puis, il y a le temps de l’autre.
La temporalité institutionnelle ne doit pas impacter la temporalité de la personne accueillie. C’est un réajustement permanent. C’est intégré dans notre manière de travailler.
En accueil de jour, il n’existe pas de contrat, de calendrier comme pour les personnes hébergées en foyer où le temps d’hébergement est temporaire. Il faut trouver un emploi. C’est stressant pour l’institution. C’est stressant pour les travailleurs sociaux parce que c’est une commande de l’État de sortir les personnes de la rue. C’est stressant pour les personnes accueillies qui doivent agir vite. Nous avons des missions, des objectifs nous aussi. Mais c’est plus ouvert dans le temps. Ce qui nous permet de répondre à la commande publique – obligatoire sous peine de sanctions – tout en respectant le temps des accueillis.
« Le contact humain, d’abord.
Le jeune de Polytechnique qui vient en stage six mois chez nous, je ne lui demanderais pas de me monter un site Internet gratuitement parce que c’est un cerveau. C’est le contact qui prime.
Qu’est-ce que lui veut proposer ?
On l’installe à l’accueil. A lui de trouver sa place.«

Son nom : Les voisins du 11-13.
Les accueillis sont libres d’aller et de venir, de recevoir, sans limitation de durée. Chaque matin, les accueillants frappent aux portes pour savoir si tout va bien. Certains choisissent d’établir des codes avec les travailleurs sociaux, leurs voisins, pour faire savoir leur présence, leur état d’être.
D’où viennent les financements ? Est-ce plus compliqué d’en bénéficier aujourd’hui ?
Pour 70 %, c’est l’État qui nous finance. Les 30% restants viennent de la Fondation Abbé Pierre, pour le fonctionnement, certains projets artistiques, sportifs. On ne donne pas d’argent au centre. Les dons en argent vont à la Fondation. Le financement est très fléché, très réglementé. Des associations tentent des alternatives, de rapprocher culture, hébergements, exclusion. Cela demande une véritable gymnastique financière. Il est très difficile de créer ces tiers-lieux. Dans le 93, on gère surtout l’urgence.
« Accompagner une personne, c’est faire un bout de chemin avec elle puis préparer la séparation.
L’accueillant sait se retirer, lâcher prise, prendre du recul. Il sait se détacher des situations, garder une limite. Il accepte de se tromper et de se remettre en question. Il reconnaît l’erreur, l’impuissance, l’impossibilité. Il se détache du rapport au besoin, à la demande, ne se projette pas à la place de la personne et accepte d’apprendre d’elle ».Rôle et posture de l’accueillant
Fondation Abbé Pierre
Quel est le profil des travailleurs sociaux ? Avez-vous des moments de rassemblements, de rencontres, d’échanges entre vous ? Avec d’autres structures ?
La Fondation Abbé Pierre et l’association qui assure la gouvernance, l’Association Groupement Abri, rencontrent les institutions puis les directives redescendent. Nous participons, en tant que travailleurs sociaux, en tant qu’accueillants, en tant que témoins à des réunions institutionnelles, à des manifestations politiques. La Fondation portent des valeurs que nous défendons.
Pour ce qui concerne la Boutique, nous nous voyons une fois par semaine, pour se former, s’informer, faire le point sur les situations complexes, la manière de les aborder.
Une fois par mois, une psychologue vient nous superviser, analyser nos pratiques. C’est la loi.

A la base, nous ne recrutions pas forcément de diplômés. Juste des personnes qui avaient une expérience de la vie. Aujourd’hui, le secteur se professionnalise. L’administration demande de plus en plus de technicité, d’expertise. L’idéal est de mixer les compétences, techniciens et animateurs. Nous évaluons les situations en fonction des objectifs : santé, logement… Les accueillis savent qui peut faire quoi. Nous apprenons à déléguer. Les accueillants se mettent à leur disposition ou renvoient vers celle ou celui qui a les compétences pour les aider au mieux, sans créer de dépendance. Nous sommes des relais.
« Ce mercredi, les accueils de jour rencontrent, à sa demande, le ministère du Logement pour discuter du processus d’accession, de la rue au logement. C’est la première fois.
Nous espérons que cela impulsera quelque chose ».
Quel impact ton métier a-t-il sur ta vie privée ?
Il y a des moments de fatigue physique. Il y a des moments de fatigue mentale, psychologique. On perd beaucoup de gens. On en accompagne vers la fin de vie. Il y a des situations très compliquées. La semaine dernière, une jeune fille de seize ans est arrivée, un vendredi après-midi, un bébé de trois jours dans les bras. A ces moments-là, on se dit « je fais quoi ? ». Il faut du temps pour diluer même si nous sommes des travailleurs sociaux, que nous disposons d’outils « pour gérer ». C’est très rare de rapporter cela à la maison. Mais perdre une personne du jour au lendemain, retrouver un mort dans sa chambre, cela a un impact. A la fin, on se dit que l’on a été là, au bon endroit, au bon moment. Heureusement que l’on s’est croisé. Cette personne avait besoin d’un relais, d’être accompagnée, on a été là.
« L’être humain a de la ressource.
Même en temps de crises, je vois la bouteille à moitié pleine. Je me dis que les gens regardent autour d’eux, qu’ils se rendent compte de ce qu’il se passe. Il y a ceux qui s’isolent, qui s’éloignent, qui se retirent de la société, qui s’installent en haut de la montagne ou partent à la campagne. J’ai choisi de rester avec les gens, parce que nous sommes des êtres sociaux. Pousser pour faire de la place à tout le monde, tant que je peux le faire, je le ferai »
Il se dit que faire le bien fait du bien. Le confirmes-tu ?
Je ne pense pas faire le bien : je restitue des droits à des personnes. Je tente de leur ouvrir un champ des possibles. Je ne suis qu’un messager. Être là au bon endroit, au bon moment, élargir le champ des possibles. Je ne suis pas dans la toute-puissance du travailleur social. Je ne sais pas tout. Je ne pense pas faire le bien. Je donne la possibilité aux personnes d’être bien. C’est parfois ingrat, violent, agressif. Alors, on restitue l’histoire des gens et on relativise. Être là, au bon endroit, au bon moment. Si cela s’appelle faire le bien, c’est bien. Faire du bien, c’est prendre soin de soi pour être mieux avec l’autre.

Que souhaites-tu aujourd’hui ? Pour toi ? Pour les tiens ? Au monde ?
Je me souhaite la santé, de pouvoir continuer de nourrir ma passion, de maintenir ma révolte de citoyenne contre toutes les formes d’injustice. Je souhaite transmettre cette rage à mes enfants et à mes petits-enfants. Il me semble que c’est bien parti.
Pour ce qui est du monde, je souhaite tout simplement que chacun trouve sa place.
Je ne pense pas faire le bien : je restitue des droits à des personnes.
Je tente de leur ouvrir un champ des possibles. Je ne suis qu’un messager. Être là au bon endroit, au bon moment, élargir le champ des possibles.

Pour aller plus loin
Fondation Abbé Pierre – Les boutiques solidarité
« Les Boutiques Solidarité s’engagent à assurer à toute personne en difficulté, aussi longtemps qu’elle en manifeste le besoin ou le souhait, un accueil individualisé, non ségrégatif, respectant l’anonymat autour de principes essentiels : l’accueil, l’écoute, l’orientation et l’accompagnement ».
La Charte des boutiques Solidarité
« La mobilisation des membres du réseau s’appuie sur une observation constante, quantitative et qualitative,
des phénomènes d’exclusion et des situations vécues par les personnes. Le réseau défend la place des accueils de jour dans le dispositif « Accueil, Hébergement, Insertion » afin que les personnes en grande difficulté ne soient pas oubliées par les politiques publiques de la ville, de veille sociale et d’accès au logement ».
* Paraphrase d’une formule célèbre de Michel Rocard, ancien Premier ministre socialiste
Bonjour,
J’ai beaucoup aimé l’article sur Nadia, ma collègue de promo et je la retrouve complètement dans votre article ! J’ai été présent lors de votre intervention pour l’interview et un très intéressant moment échange.
Merci à vous,
À bientôt,
Selcio Dantas
J’aimeAimé par 1 personne
Merci infiniment, Selcio, pour votre retour.
Ce fut un réel plaisir de passer ce moment avec vous toutes et tous. Vous forcez l’admiration. Nous nous le sommes déjà dit, écrit, cela n’en devient que plus concret : à très vite !
Je vous souhaite le meilleur…
J’aimeJ’aime