Anne-Claire – Exposer les rouages et les pièges du métier passion

Grande démission. Grosse fatigue. Les termes essaiment dans les magazines, interpellent les entreprises, inquiètent les pouvoirs publics, rassemblent dans les manifestations, contre la réforme des retraites, notamment. En cause ? Le travail, sa valeur, sa place dans nos vies, ses objets et ses objectifs. Anne-Claire Genthialon a rêvé une vie professionnelle. Elle s’est brûlée les ailes. Mais « comment trouver une pathologie professionnelle quand on est soi-même mal défini professionnellement ? » (citation). Elle raconte, dans un ouvrage, paru aux éditions Alisio, le piège du métier passion.

Il y a plusieurs années, j’ai vécu un chagrin d’amour. Un de ceux qui provoque un gros remous existentiel, qui esquinte profondément. Ce qui m’a le plus ébranlée, c’est que cette peine de cœur, je l’ai vécue avec mon travail.

Si vous deviez vous décrire en trois mots, lesquels seraient-ils ?

Honnêtement, je ne sais pas quoi répondre à cette question… A part “curieuse”, je ne vois pas grand-chose d’autre…

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre, Le piège du métier passion ?

Il y a plusieurs années, j’ai vécu un chagrin d’amour. Un de ceux qui provoque un gros remous existentiel, qui esquinte profondément. Ce qui m’a le plus ébranlée, c’est que cette peine de cœur, je l’ai vécue avec mon travail. J’ai voulu comprendre comment et pourquoi ça m’était arrivé. C’est comme cela que j’ai été amenée à déconstruire ce mythe du “métier-passion” à travers mon livre.

Serait-ce un talent caché ? Un don de super-héros ?

Je suis « Inembauchable Woman ».

Il serait comment, mon costume d’héroïne ? (…)

J’essaie d’en sourire, mais ce constat est amer.

Je n’ai jamais été le « match parfait ».
(Le piège du métier passion)

Il ressemble fort à une mise en garde contre la quête de sens au travail. Comment se prémunir contre les dangers et les abus  auxquels nous exposent nos espérances ?

Rechercher du sens dans ce que l’on fait n’est pas une mauvaise chose. Compte tenu du nombre d’heures que nous passons au travail, mieux vaut faire un travail qui nous intéresse, nous plaît et, si possible, qui a du sens. Si je mets en garde contre quelque chose, c’est contre l’investissement passionnel au travail.

C’est de questionner pourquoi, désormais, on mobilise ce sentiment puissant et dévastateur dans la sphère professionnelle et quelles conséquences cela peut entraîner pour le travailleur.

Lorsque l’on cherche du sens au travail, on peut être amené à vouloir exercer un “métier passion”. Ce qui peut être néfaste, c’est lorsque son identité professionnelle et son identité personnelle s’entremêlent trop. Qu’on rêve de devenir journaliste, dans mon cas, artiste, professeur ou médecin, le métier-passion va comporter pour celles et ceux qui aspirent à l’exercer, une promesse : celle de la réalisation professionnelle qui va entraîner rien de moins que le bonheur personnel.

C’est attendre beaucoup d’un travail qui est soumis à de nombreux aléas sur lesquels nous n’avons pas de prise.

Si je mets en garde contre quelque chose, c’est contre l’investissement passionnel au travail. C’est de questionner pourquoi, désormais, on mobilise ce sentiment puissant et dévastateur dans la sphère professionnelle et quelles conséquences cela peut entraîner pour le travailleur.

N’existe-t-il pas, dans le choix d’un métier passion, tout comme d’ailleurs dans cette quête de sens au travail, une hiérarchie sociale, professionnelle, implicite, un luxe réservé à certaines catégories de travailleuses et de travailleurs  ?

Plusieurs chercheurs américains se sont penchés sur le métier passion.

Erin Cech, professeur de sociologie à l’université du Michigan, estime, par exemple, que « Exercer un tel métier, bien souvent précaire et/ou sous-payé, implique des filets de sécurité financiers et des ressources sociales dont seuls les individus riches et/ou issus de la classe moyenne supérieure bénéficient. ». Idem pour la reconversion, elle n’est pas possible pour tout le monde. Elle nécessite des ressources – notamment financières – que tout le monde ne peut pas se permettre.

On l’interroge, on l’interpelle, on s’y surinvestit – c’est le sens de votre propos – on le rejette, le travail, sa valeur sont sources de préoccupations, remis en question. Dans le récit que vous exposez, l’effort n’est pas récompensé. L’un n’est-il pas la conséquence de l’autre ?

Je ne pense pas remettre en question la valeur du travail. Le travail reste très important pour moi. Ce que je questionne, c’est la mobilisation des affects dans la sphère professionnelle, pour que les travailleurs s’impliquent encore plus. Je questionne aussi ce que cela fait aux “bons élèves”, quand nous pensons avoir fait tout comme il faut et que les projets professionnels n’aboutissent pas. Quand on est convaincu que, tôt ou tard, les efforts et sacrifices faits au nom de l’amour de ce métier vont payer mais que cela n’arrive jamais.

De quoi ces abus sont-ils l’expression  ?

Dans le cas du “métier-passion”, comme on considère qu’exercer ce métier qui nous fait tant rêver est une chance, on se met dans un état de servitude volontaire. On accepte des statuts précaires, des rémunérations qui ne permettent pas de vivre. On est tellement convaincus qu’on ne sera pas embauché ou alors au terme d’un long chemin de croix qu’on ne remet pas en question ces conditions. Et puis remettre en question cela, c’est remettre en question notre amour pour cette profession.

Faire de cette expérience un “happy end professionnel” serait faux.

Je porte encore des stigmates de ce parcours: la culpabilité du temps mort, la peur de retomber dans la précarité, une certaine docilité également.

C’est destructeur en terme de confiance en soi.

Les entreprises auraient tort de se priver de ces jeunes diplômés, prêts à casser le marché du travail pour avoir la chance d’exercer le métier de leurs rêves ! Or, il faut garder à l’esprit que, métier passion ou non, le but premier de celles-ci est de dégager des profits. Pas de donner un sens à notre vie ou de nous épanouir.

Où en êtes-vous aujourd’hui, professionnellement ?

Je suis chargée de développement dans le documentaire. J’aime mon travail, je suis impliquée. Je n’avais pas les moyens de financer une reconversion, je me suis donc réorientée dans un domaine du journalisme que je ne connaissais pas. Je me suis “ajustée” plutôt que réorientée. J’ai surtout retrouvé un collectif, une équipe, qui a redonné du sens à ma pratique professionnelle.

Attendre que le travail nous épanouisse, donne un sens à nos vies, c’est sans doute, selon moi, trop lui demander.

Et psychologiquement ? Quelles traces a laissé cette expérience ? Comment s’en relève-t-on ? Comment vous relevez-vous ?

C’est ce que j’écris dans mon livre: faire de cette expérience un “happy end professionnel” serait faux. Je porte encore des stigmates de ce parcours: la culpabilité du temps mort, la peur de retomber dans la précarité, une certaine docilité également. C’est destructeur en terme de confiance en soi. J’ai suivi une psychothérapie pendant quelques temps. Cela m’a grandement aidé à traverser cette période.

Quelle serait, désormais, votre définition de l’épanouissement, du bien-être au travail, du bonheur professionnel ?

Je dirai qu’il faut chercher un équilibre. Que d’attendre que le travail nous épanouisse, donne un sens à nos vies, c’est sans doute, selon moi, trop lui demander. Il faut démêler nos identités professionnelles et personnelles, investir peut-être d’autres champs, d’autres secteurs, non marchands.

Il faut démêler nos identités professionnelles et personnelles, investir peut-être d’autres champs, d’autres secteurs, non marchands.

Crédit photo – Illustration : Catherine Delahaye

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